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Interview de Simon Lamouret, à propos de L'Homme miroir

Couverture de la BD L'Homme miroir

Découvrez les coulisses de la bande dessinée L'Homme miroir, parue aux éditions Sarbacane, en lisant l'interview de son auteur, Simon Lamouret.

Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?

Ce n'est pas très original, mais c'était un souhait depuis l'enfance. J'aimais les histoires et dessiner, je lisais beaucoup de BD de tous types. Ensuite, j'ai étudié les arts appliqués au lycée, puis l'illustration et la bande dessinée à Estienne, aux beaux arts d'Angoulême, aux arts décos de Strasbourg. Je m'étais préparé depuis toutes ces années et puis, mon diplôme en poche, je ne me sentais pas prêt. J'ai presque arrêté de dessiner pendant deux ans. C'est en prenant un peu de recul en vivant en Inde, loin de ce milieu, que le désir de faire des livres s'est fait plus pressant.

Quel a été le déclencheur pour le scénario de L'Homme miroir ?

Je ne me rappelle plus s'il y a eu un déclencheur, mais je crois avoir eu cette idée de faire le portrait d'un absent à travers les objets qu'il a laissés derrière lui et m'être dit : « Là, je tiens un truc ». Au départ, j'avais envie de faire émerger un personnage, mort aussi, à travers la subjectivité de personnes l'ayant connu, comme une enquête, mais cette idée de maison achetée par des gens ne l'ayant pas connu m'a paru plus intéressante.

L'Homme miroir fait 229 planches si l'on compte l'annonce en début d'ouvrage. Une taille importante qui invite à shunter certaines étapes dans la réalisation d'une BD (synopsis, scénario, storyboard, crayonné, encrage). Est-ce un piège que de tenter de s'affranchir de certaines étapes, ou est-ce un échappatoire pour éviter de penser que cela fait 1000 pages à réaliser si l'on compte storyboard, crayonné, encrage et couleur ?

Effectivement, ça aurait été laborieux de faire tout par étapes, et aussi enfermant. J'avais fait ça pour mon précédent livre et à la fin, j'avais vraiment l'impression de dessiner les pages d'un autre type, tant le moment où je l'avais story-boardé remontait à loin. J'ai énormément bossé sur la structure, qui est assez complexe. J'ai fait le pari qu'elle était suffisamment solide pour me permettre des écarts. J'avais donc un scénario détaillé, pas mal d'images en tête. À partir de là, je me suis lancé par parties. En gros, je story-boardais une cinquantaine de pages, puis je les crayonnais, puis les finalisais, et ainsi de suite. J'ai l'impression que ça m'a permis de rester plus sensible aux choses, d'injecter ce qui me traversait à un moment donné pour qu'on retrouve un certain rapport au présent dans le livre. J'ai pris plus de plaisir à dessiner aussi, jusqu'au bout.

Comment avez-vous travaillé le scénario de L'Homme miroir, qui finalement nécessite que chaque personnage ait son propre passé. Était-ce un travail préalable nécessaire, ou avez-vous construit ce passé en cours de route ?

Lors de l'écriture, après des semaines de défrichement qui m'ont permis d'arriver à l'idée de ces récits parallèles, j'ai effectivement beaucoup travaillé l'arc de mes personnages. Au début, l'idée était plus radicale : on devait apprendre le passé des personnages uniquement à travers les projections qu'ils faisaient de l'absent. Puis j'ai donné un peu plus d'éléments concrets sur leur vie et leur passé, à travers leurs interactions. Mais effectivement, j'avais mes personnages constamment en tête, je voulais qu'ils sonnent le plus juste possible, et en même temps, je les construisais aussi au service de l'absent. Dans le sens où ils allaient chacun en constituer une facette, c'est un peu la poule et l'œuf. Tout ce qui constitue l'homme miroir est le produit des fantasmes et des passés de quatre protagonistes, mais j'ai construit ces personnages en fonction de ce que je voulais dire sur cet homme. Donc, qui est le reflet, qui est l'image originale au final ? J'ai écrit des trames de la vie de l'homme miroir tel que chacun se l'imaginait et puis j'ai essayé de les entremêler, en éclatant parfois les temporalités. C'est casse-gueule, mon objectif était de créer des résonances. À certains moments, les voix sont dissonantes, à d'autres, elles s'harmonisent. Au final, ce qui comptait, c'était de faire accepter la réalité de ce personnage au lecteur.

Sans trop spoiler l'histoire, les papiers de la 2 CV sèment le doute sur le fait que l'homme miroir ne soit qu'un homme miroir. Il a un lien concret avec les deux grands-parents, qui sont finalement des personnages plus importants que la mère et le fils. Quand avez-vous décidé que le miroir ne serait pas qu'un miroir ?

C'est intéressant, certains ont vu ça dans les papiers de la 2 CV, d'autres ailleurs, mais en soi, ni les papiers ni les tableaux ne constituent une preuve, un lien entre l'homme miroir et les grands-parents. Selon moi, ils ne l'ont pas connu, il leur rappelle en tout cas quelqu'un qu'ils ont connu… Je laisse les lecteurs découvrir de qui il s'agit.

Vous mettez en scène un petit garçon cruel qui tue les animaux avec la quasi bénédiction de sa grand-mère. L'on voit également une scène où un oiseau est tué, et bien plus tard la conséquence de cet acte. Pourquoi avoir choisi cet angle pour parler de la mort pour l'enfant ?

Antoine n'a pas la bénédiction de sa grand-mère, elle ignore qu'il tue un lézard volontairement pour aller agrandir son cimetière. Avec l'absent vient évidemment la question de notre finitude, de la mort. Je trouvais plus intéressant de faire porter cette thématique par l'enfant. Souvent, on range l'enfance du côté de la vie, la vieillesse du côté de la mort, mais je crois que d'une certaine façon, c'est l'inverse. Une personne âgée a vécu beaucoup plus, elle porte en elle cette existence, cette quantité de vie. À l'inverse, l'enfance est le moment où l'on prend conscience de notre impermanence. En ce qui me concerne, vers 7/8 ans, cette réalisation m'a été insupportable. Antoine est fasciné par les petits animaux qu'il trouve. Il a besoin, à un moment, de donner la mort en tuant ce lézard, pour mieux appréhender ce qu'elle représente vraiment. Ce n'est pas le portrait d'un Jeffrey Dahmer non plus.

Votre dessin s'affranchit de la Ligne claire au maximum, le lecteur ne rencontre aucun trait noir de contour. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de crayonné, mais la technique utilisée ici semble proche de la peinture. Comment travaillez-vous le dessin ?

Effectivement, après un album ligne claire en trichromies, j'avais envie d'aller plus loin dans l'exploration de la couleur. Le trait s'est naturellement fait plus discret (mais il subsiste) pour laisser place aux motifs, à la coexistence des teintes. On passe ainsi plus facilement d'un univers à l'autre, le réel et le fantasmé, en changeant un peu la palette. Je trouve aussi que le trait, grave, inscrit le dessin dans une plus grande réalité. Dans ce récit, je voulais qu'au bout d'un moment, le lecteur perde ses repères entre les épisodes fantasmés et les épisodes réels. La couleur se spécialise aussi différemment du trait. Tout est fait avec des techniques analogiques : gouaches, aquarelles, crayons, stylo pigmentaire…

Combien de temps vous a demandé, au total, l'album de L'Homme miroir ?

En tout, avec une longue période d'écriture, il m'aura fallu trois années.

Qui a fait le choix de la typographie et de cette alternance de typographies en fonction des personnages ? Pourquoi ne pas être parti sur une typographie manuelle ?

Oui, c'était ma volonté, car ce principe permettait de comprendre plus facilement qui fantasme à quel moment. Cela permet aussi de savoir quel personnage parle, même en hors champs. C'est comme des voix. J'aurai pu faire une typo manuelle, mais c'est dur de tenir cinq lettrages différents, la main s'habitue à un, mais quand il faut passer de l'un à l'autre… Je me suis dit aussi que s'il y avait une traduction, ce serait plus propre.

Parler de l'album sans parler de cette couverture serait dommage, tant cette dernière est originale et intéressante. Qui a eu l'idée de cette découpe qui joue avec la première et la deuxième de couverture ?

J'ai fait le choix d'un titre très littéral qui annonce le concept narratif sans détour. Il fallait donc avoir ça à l'esprit. Je voulais que le dessin vienne le souligner sans être redondant, exit donc les idées autour du miroir. Certains croquis donnaient l'impression d'un spectre, ce que je voulais éviter aussi, ce n'est pas un livre de fantôme. La découpe traduisait de façon claire l'absence, elle permet un jeu avec l'objet : en ouvrant le livre, on se retrouve dans l'espace de la maison et là, on voit que l'absent est présent, en creux. J'aime quand une idée vraiment formelle vient soutenir un propos et que ce n'est pas juste un effet gratuit.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

Pour mettre en scène les séquences qui se trouvent dans la maison, j'ai construit une maquette en bois de l'ensemble, j'ai passé des semaines à fabriquer les murs, le mobilier. C'était une façon de mieux m'y projeter, de dessiner les espaces et les déplacements de mes personnages avec plus de précision. J'avais des dossiers pour chacune des pièces avec des photos de tous les objets qui s'y trouvaient, c'était un gros bazar, dans la maison comme dans ma tête.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Différentes choses, il y a un projet de film sur Chandigarh en coréalisation avec Stefan Cornic, une résidence dans les tuyaux, un autre album qui se dessine dans ma tête, mais il est un peu tôt pour en parler.

Le 9 mars 2024