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Interview de Stéphane Lemardelé, à propos de Simone Veil et ses sœurs : les inséparables

Couvertures de Simone Veil et ses sœurs : les inséparables

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Simone Veil et ses sœurs : les inséparables, parue aux éditions La Boîte à Bulles, en lisant l'interview de son dessinateur, Stéphane Lemardelé.

Vous vivez à Québec, Pascal Bresson, le scénariste, réside à Saint-Malo. Comment vous êtes-vous rencontré ?

C’est tout simplement Vincent Henry, le directeur éditorial de la Boîte à bulles qui m’a approché et proposé de travailler sur ce récit. Outre de multiples échanges par téléphone ou autre moyen numérique pour travailler sur le projet, j’ai eu le plaisir de rencontrer Pascal une fois du côté de Saint-Malo.

Chaque scénariste a sa manière bien à lui d'écrire un scénario et de le transmettre au dessinateur. Pascal Bresson vous a-t-il tout envoyé ensemble, le scénario était-il découpé à la case avec les dialogues écrits ?

J’ai reçu l’intégralité du scénario découpé assez précisément, mais j’avais une grande liberté d’adaptation en images, cadrages, découpage.

Pouvez-vous également nous décrire l'état d'esprit dans lequel vous étiez quand vous avez reçu le scénario avec ses indications. Est-ce stressant, jubilatoire ?

J’avoue avoir été réticent au départ. Simone Veil faisait partie de mon paysage médiatique enfant et toute ma famille a gardé un grand respect pour cette dame qui n’a pas de casseroles derrière elle — un haut fait en politique déjà. Mais dessiner la guerre ne m’intéresse pas et aborder les camps me rebutait. Mais ce que ces femmes ont vécu, leur résilience, me fascinait. Et traduire comment la France a accueilli Denise en héroïne tout en ignorant, voire rejetant encore Simone et plus globalement les rescapés des camps me semblait relever du devoir de transmission (pour reprendre les mots de Simone Veil). J’y voyais là une hypocrisie, un racisme perdurant que je me dois encore et toujours de dénoncer quel qu’il soit.

Simone Veil et ses sœurs est l'adaptation de la biographie Les Inséparables, écrite par Dominique Missika. Avez-vous été en contact avec cette dernière et si oui, à quelles étapes et pour quelles raisons liées à la réalisation de l'album ?

J’ai pu échanger un peu avec Mme Missika à la fin de la réalisation de l’album pour s’assurer que cela correspondait à son écriture et qu’on respectait surtout la mémoire de ces dames et leur vécu.

Simone Veil et ses sœurs est un récit croisé. Entre l'histoire de Simone et celle de sa sœur, Denise, mais aussi entre le présent et plusieurs passés, faisant que le récit oscille constamment.  Avez-vous écrit le livre de manière linéaire par rapport au sens de lecture ? En tant que dessinateur, n'est-ce pas plus facile pour conserver les traits des visages notamment de traiter toute une partie, par exemple, Simone et Denise en 2008, en Normandie.

J’ai avancé tout simplement en suivant le fil du scénario. Mais je me rappelle avoir effectivement commencé par la première séquence en 2008 pour m’assurer de bien maîtriser le dessin du personnage. Vu la lourdeur du récit, je me suis ensuite organisé pour y trouver un plaisir créatif en jouant avec les contours de cases, mais surtout les couleurs. Les cases de 2008 sont encadrées, et celles de souvenir sans cadres. Les couleurs sont vives et éclatantes pour l’enfance et se ternissent au fil du récit pour devenir grises, sales quand on tombe dans l’abomination. La libération est plus chlorophylle ; le vert me semblait indiqué pour représenter l’espoir, mais j’y ai gardé une note sombre, grisonnante parce que ces séquences gardent un goût amer vue la réception faite à Simone et Madeleine. Même Denise paraît partagée. On le serait à moins.

Comment avez-vous dessiné et colorisé cet album ?

J’ai travaillé entièrement en numérique en utilisant principalement deux logiciels : Sketchbook pour dessiner et Photoshop pour la coloration et les textures sur une tablette Cintiq de Wacom et un Mac (un vieux que je vais devoir changer malheureusement ; il fonctionne très bien mais n’accueille plus les mises à jour : maudite obsolescence programmée pour des évolutions qui ne le sont pas toujours ! Jean Cocteau disait « il est possible que le progrès soit le développement d’une erreur »).

Combien de temps vous a demandé la réalisation de Simone Veil et ses sœurs ?

Deux ans et 9 mois, grâce à une subvention du Conseil des Arts et Lettres du Québec. Merci à eux !

Avez-vous une anecdote sur la réalisation de cet album ?

Il y en a plein ! La démarche est documentaire et exige donc une recherche intense et approfondie que j’ai faite de façon la plus sérieuse possible. Quentin Guibereau, l'éditeur de la Boîte à Bulles a été d’une aide formidable. Mais par exemple, à quelques jours d’envoyer le livre à l’impression, j’ai reçu de sa part l’intégralité du récit que je pouvais alors relire avec une certaine distance. Et en arrivant en 1952, lors de la séquence de l’accident de Madeleine en 4CV Renault, j’ai eu soudainement un doute, car j’avais dessiné la famille Jacob en 1939 aussi dans une 4CV Renault. J’ai constaté alors que cet auto emblématique n’avait été construite qu’à partir de 1947. J’ai alors dû reprendre quelques pages où cette auto apparaissait pour la changer pour une autre Renault qui existait réellement en 1939. On s’est donc attaché à scruter la vie de ses sœurs et vérifier, contre vérifier les faits historiques, mais on a failli laisser passer ce petit détail. J’en rigole maintenant, bien heureux de l’avoir vu au dernier moment.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Je travaille sur une histoire incroyable avec Laurent Busseau, un ami historien. Nous habitons à quelques kilomètres de la frontière américaine. Et c’est l’histoire de Queen Lil, une tenancière de bordel, qui avait un hôtel, Le Palace of Sin (le Palais des péchés), pile à cheval sur la frontière : une porte au Vermont (USA) et l’autre au Québec (Canada), en pleine prohibition! C’est une fiction adaptée de faits réels. Et les faits rocambolesques ne manquent pas. C’est hallucinant tout ce qui s’est passé sur cette frontière, en particulier pendant la prohibition. Ce qui est singulier en plus, c’est que l’alcool fut d'abord interdit au Canada et pas aux USA, puis à partir de 1920-1921, ce fut le contraire. L’alcool passait alors d’abord du Sud vers le Nord, puis prenait ensuite le chemin inverse, notamment en passant par le Palace of Sin et toutes sortes d'autres moyens incroyables. Ici, dans notre région frontalière, tout le monde trafiquait. Nous travaillons sur ce projet avec Alex Lecoq de la Boîte à Bulles qui nous épaule formidablement. On achève le scénario actuellement et le storyboard est bien avancé. Sinon, je viens de terminer aussi des dessins pour un film sur Lucien Francoeur, un poète québécois extraordinaire; pionnier du slam dès les années 70. Ça sort en salle au Québec début décembre.

L'aviez-vous remarqué ? La BD Simone Veil et ses sœurs de Pascal Bresson et Stéphane Lemardelé est sous-titrée Les Inséparables. Le documentaire bibliographique qui l'a inspiré, de Dominique Missika est paru en 2018 aux éditions du Seuil sous le titre Les Inséparables et est sous-titré Simone Veil et ses sœurs.

Le 25 novembre 2023