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Interview de Thomas Gilbert, à propos de La Voix des bêtes, la faim des hommes

Couverture de la BD La Voix des bêtes, la faim des hommes

Découvrez les coulisses de la bande dessinée La Voix des bêtes, la faim des hommes, parue aux éditions Dargaud, en lisant l'interview de son auteur, Thomas Gilbert.

Comment avez-vous eu l’idée de La Voix des bêtes, la faim des hommes ?

Ça fait un bout de temps que j’avais en tête ce projet. C'était avant Salem, je dirais 2016 ou 2017. J'avais envie de faire un récit vraiment médiéval sur un voyage entre plusieurs villages. Et suivre un personnage itinérant à travers une région. La première envie était vraiment de faire un récit médiéval. Ensuite, il y a eu la découverte d'un de registre en ligne d'attaques de loups dans le Sud-Ouest. Et il y avait des éthologues qui remettaient en cause le fait que ce soit fait par des animaux vu le nombre d'enfants tués en peu de temps et dans une même région. Ça m'a donné un peu du grain à moudre pour ce récit.

Quel est l’origine du titre de cet album ?

J’avais « un loup pour l’homme » (qui est d’ailleurs une bd sortie en même temps, on a eu chaud), mais on trouvait que c’était un peu basique. On a noté plein de termes autour du sujet avec mon éditeur et on est arrivé à ces deux phrases qu’on a mise bout à bout ! Ca sonnait bien.

Vous parlez justement du loup dans votre dédicace de début d’ouvrage, où vous écrivez « À la louve égarée dans le Lot Toi et moi, nous n’oublierons jamais ses grognements. » Quelle est la signification de cette dédicace ?

J'étais avec mon amie dans le Lot, l'année dernière, pour finaliser le bouquin. Et un soir on était dans un champ à regarder les étoiles. On entend tous les chiens de l'entourage qui se mettent à aboyer et à deux mètres de nous on entend un grognement. Mon amie a le temps de mettre la lumière de son portable. On voit une forme assez grande s'enfuir et le lendemain on voit sur le journal local que depuis deux mois, dans ce village même, il y a une louve qu'ils n'arrivent pas à choper et qui décime les chèvres dans les alentours. Elle n’est toujours pas morte et on est sûr que c'est cette louve-là. La légende marche à plein, là on est bon. (rires)

Dans ce récit on est entraîné dans un univers poisseux, qui parfois nous répugne, notamment par les égorgements qu’il y a. Un récit très violent, parfois immoral, avec des propos restituant une époque, notamment quand le comte parle des juifs. C’est une bonne chose à mon avis d’avoir montré cette réalité, comme elle était, et que Dargaud ait suivi. C’est aussi un récit sur la folie, avec deux folies décrites, celle du comte qui se traduit par une violence verbale et la folie du moine qui se traduit par une violence beaucoup plus graphique. Vous dites dans votre à propos en fin d’ouvrage Que ce livre vous a épuisé, mais que c'était nécessaire. Comment avez-vous vécu cette immersion dans une époque particulière, et comment avez-vous fait vos choix ?

Je me dis toujours, qu'est-ce qu'on doit montrer ? Qu'est-ce qu'on doit dire sur la violence de nos sociétés? Ce bouquin parle à la fois du Moyen-Age, mais il parle aussi de la violence aujourd'hui dans nos sociétés. Et effectivement, c'est intéressant de votre part d'avoir mis un peu en lien ces deux types de violence et de manipulation et d'ailleurs de folie. C'est à dire qu'on va dire qu'il y a une folie plus étatique, plus hiérarchique, qui est celle du comte donc qui est vraiment une violence verbale grotesque et vulgaire. C'est la vulgarité aussi d'une certaine forme de l'État. Donc trouver des boucs émissaires, forcément l'antisémitisme qui était quand même très présent déjà à l'époque, et qui colle à nos sociétés. Plus montrer comment calmer la foule par une mise à mort, par le sang que les gens demandent. Et de l'autre côté l’autre violence, plus sournoise, et la mainmise que peut avoir la religion par la force du texte et des images. Je voulais montrer ce côté plus insidieux, plus dans le contrôle des foules par l'asservissement que par la violence.

Dailleurs dans la scène du baptême, au départ, on se demande même si ce sont de vrais religieux.

(Rires), oui, c’est ça.

Dans le récit, il y a aussi ce fil rouge, qu’est la blessure de Brunehilde, quel est le secret de cette blessure, pourquoi ressaigne-t-elle constamment ?

Plein de personnes qui subissent des violences, que ce soit tous types de violences, gardent ça enfoui en elles. C'est un truc qu'on cache en fait, par peur de géner. Et j'avais vraiment une envie de dire que la plaie de Brunehilde qui ne se referme pas, c'est montrer ce que la société a fait, « ça ressurgira toujours quand vous serez face à moi. » C’est renvoyer la violence visuellement. « Vous m'avez marqué à vie mais je vous renvoie la violence subie. » J’avais envie de montrer comment la violence subit peut marquer à vie. Et j’avais envie de le faire plus physiquement que moralement.

Ce livre aborde aussi la résilience, l'idée de ne jamais lui donner de prise à la violence ou à la folie de la société. Et aussi la notion de liberté. Est ce que c'est quelque chose qui est venu au fur et à mesure, de vouloir aborder cette liberté totale, ou était-ce un souhait dès le départ ? Brunehilde le dit d'ailleurs plusieurs fois « je ne rentrerai pas dans votre jeu » Elle ne veut pas renvoyer la haine.

Oui, alors ça, c'était vraiment l'idée de départ. Casser ce cycle. Parce qu’on ne peut pas continuer ainsi, cet espèce d’auto dévorement, « tes enfants seront les prochains qui se rebelleront, qu’on dévorera », il y a une limite. Brunehilde a compris qu'on arrivait à cette limite là et qu'il faut trouver une autre façon d'être, au monde, et d’être aux autres. Et il y avait aussi l'idée de l'errance que j'ai eu en lisant des bouquins sur le Moyen âge. En fait, les gens étaient très mobiles, contrairement à ce qu'on dit, il y avait énormément de vagabonds, et l’idée de ce personnage en marge m’intéressait réellement pour dire qu’il y a plein de marges possibles, il y a la marge d’être itinérant, et la marge de rejeter la violence. Car c’est presque être en marge que d’essayer un autre chemin que celui de toujours, qui est dans le conflit. Qui est notre mode de fonctionnement, et c’est pour cela que j’avais envie d’un personnage qui sortait du mode conflictuel. Et aussi dire que l’espoir vient par le coté cyclique des choses. Que par des cycles on peut atténuer au fur et à mesure les problèmes. À priori ça ne va pas dans ce sens là, mais je m'étais dit que potentiellement le personnage pouvait, par un recommencement, donner un peu d'espoir.

Dans la peinture humaine, et même vis-à-vis des animaux, ce qui est décrit dans ce récit, reste également très moderne, car ça n’a pas beaucoup changé.

Le passage de l'an mil est un moment assez charnière sur pas mal de choses qui vont coller à nos sociétés occidentales. Le haut moyen âge, de la chute de l'Empire jusque à peu près l’an 900, c'est assez flou. C'est une période de restructuration du monde, dans cette région en tout cas. Et j'avais envie vraiment de dire qu’avant qu'on arrive à nos codes, à nous, qui nous contraignent depuis quasi 1000 ans, il y a eu autre chose aussi. Il y a d'autres choix possibles.

L’épilogue pointe aussi les dégts faits par la religion chrétienne.

En me documentant, je me suis vraiment rendu compte qu'avant il y a plusieurs choix possibles. Ils y a eu plein de christianismes différents, avant que le christianisme romain ne prenne le dessus. Tout est beaucoup plus flou, il y a aussi, encore pas mal de croyances païennes. Après ils ont ils ont vraiment cadenassé la population. Mais à l’époque du récit, il y a encore un flou, et j’aime l’idée que les gens de l’époque pouvaient se dire que tout était encore possible.

Comment est ce que vous travaillez, en traditionnel ou en numérique ?

Ça dépend des projets. Je pense que chaque projet demande un feeling technique à adapter. Là c'était tout en traditionnel, donc encre sur papier, et à gratter mes pages à la plume gentiment dans mon coin, comme un moine copiste.Dans un format entre le A4 qui me semblait un peu trop petit, et le A3, où je risquai de me perdre dans les détails. J’ai donc préféré un chemin intermédiaire. Puis la couleur et les retouches sont numériques. J’ai fait pas mal de retouches numériques, parce qu’il y avait déjà énormément de rustines et car la plume ne permet pas beaucoup d'erreurs. Donc il y a aussi des retouches numériques car il y a une limite physique au papier, (rires). Mais le coté papier est intéressant, on peut l’emmener partout, et il y a moins de fatigue physique des yeux. On en a marre des écrans.

Combien de temps a demandé cet album?

Entre l'idée, les recherches, la documentation, il y a en tout deux ans. Mais la réalisation, entre le découpage, et l'encrage et la couleur, c’est à peu près un an. Je fais vraiment fait un gros travail en amont et après ça coule assez bien, même si je fais de grosses journées, mais je suis un peu graphomane donc ça va, c’est cool, je me mets dans mon coin et puis zou.

Le dessin de couverture est-il la première proposition faite à l’éditeur, ou y en a t il eu d’autres ?

Il y en eut quelques unes. Il y a eu une première sur laquelle j'ai renversé plein de café. Donc je l'ai refaite. Et elle a été juste la même. Mais là, elle était plus détaillée, plus précise on va dire. C'est toujours bien de refaire, il faut toujours renverser du café sur sa première planche, et après la deuxième elle est bien. Je fais ça avec toutes mes planches maintenant (rires).

Quels sont vos projets actuels ?

Je bosse sur un projet au Seuil qui n'a rien à voir, qui est plus une bédé didactique on va direJe travaille avec une sociologue, historienne et journaliste de la danse et c'est l'histoire occidentale de la danse depuis la préhistoire jusqu'à aujourd'hui en bédé. Comme je suis nul pour faire du didactique, c'est assez incarné, donc ça permet vraiment de faire des super scènes de théâtre antique et ou de dansomanie du 18ᵉ, donc c'est assez cool.

Le 23 juillet 2023