Interview de Vincent Sorel, à propos de Martial Solal : Une Vie à l'improviste

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Martial Solal : Une Vie à l'improviste, parue aux éditions du Layeur, en lisant l'interview de son auteur, Vincent Sorel.
Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?
Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours voulu faire de la bande dessinée quand je serai grand. Pourquoi ? C'est dur à dire… Il y avait pas mal de livres chez mes parents, notamment les classiques franco-belges comme Tintin, Astérix, Lucky Luke… Je lisais beaucoup, je dessinais beaucoup, je me racontais beaucoup d'histoires en dessinant et en jouant… C'était comme une évidence de me dire que plus tard je continuerais.
Comment est née l'idée de dédier un album à Martial Solal ?
La musique occupe une grande place dans ma vie, comme auditeur et comme pianiste amateur. Ça faisait quelques années que je tournais autour de l'idée de faire un livre qui parlerait de musique et en particulier de jazz, sans trouver de porte d'entrée. Je suis « fan » de la musique de Martial Solal depuis une quinzaine d'années et je connais plutôt bien son parcours, sa vie, son œuvre, au travers de la lecture de nombreux articles et ouvrages. Alors que nous écoutions à la maison un disque de Martial, c'est ma compagne, Océane, qui m'a suggéré l'idée de faire un livre sur cette figure centrale, tutélaire et attachante du jazz français. On trouve plein de choses à raconter sur une carrière de plus de 70 ans ; c'est un musicien qui a joué avec à peu près la planète entière, et il m'était donc possible de parler d'autres musiciens que j'aime ; il incarne une forme du jazz à la fois ancrée dans la tradition et tournée vers une modernité sans cesse à réinventer… Bref, l'idée de faire un livre sur Martial m'a paru immédiatement comme une évidence !
En fin d'album, vous remerciez Martial Solal, pour sa gentillesse, son écoute et son enthousiasme. Comment se sont passés vos moments d'échanges et en avez-vous profité pour parler musique au-delà de ce que vous aviez besoin pour faire votre livre ? Quel souvenir garderez-vous de l'homme ?
Je réponds à vos questions quatre jours après la mort de Martial Solal. À 97 ans, on ne peut pas dire que sa mort soit un choc, mais elle reste une surprise. Entre la réalisation de l'album et sa sortie, ça fait maintenant quatre ans que je pense à lui tous les jours. Son absence laisse un grand vide. Nous avions évoqué quelques autres projets, qui ne verront probablement pas le jour… J'ai eu son contact par le pianiste François Raulin, que j'avais contacté pour recueillir son témoignage. Finalement, je n'ai rencontré Martial que deux fois. Je pense qu'il avait envie de savoir qui était ce « petit jeune » qui cherchait à lui dédier un livre, et il me semble avoir passé le test ! Il s'est montré généreux, bienveillant et drôle. J'ai eu le privilège, rare parait-il, qu'il me montre son train électrique ! Pendant toute l'élaboration de l'album, nous avons échangé principalement par mail : je lui envoyais l'état d'avancement de mon travail, il me répondait avec enthousiasme. Je suis malgré tout, de manière un peu égoïste peut-être, content qu'il ait pu avoir dans les mains mon livre, qui est une sorte de lettre d'amour de plus de 200 pages, et qu'il lui ait plu !
Avez-vous respecté les étapes traditionnelles de la réalisation d'une BD, à savoir synopsis, scénario, storyboard, crayonné, encrage, ou avez-vous shunté certaines étapes ?
Pour ce livre, j'avais envie d'être assez libre dans ma méthode de travail et de laisser de la place à l'improvisation – ce qui parait évident quand on fait un livre sur le jazz ! Certes, le processus de la bande dessinée est long et parfois laborieux, il est incomparable à l'immédiateté que permet la musique… Mais il est quand même possible de laisser de la place à la surprise et à l'inattendu. Cela implique évidemment une solide connaissance du sujet. Je n'ai pas fait de scénario écrit : je suis directement passé par la phase de découpage. Je pense être avant tout un dessinateur qui raconte des histoires, c'est toujours plus simple pour moi de passer d'abord par le dessin. J'ai fait le découpage de tout l'album, puis je suis passé à la réalisation des pages, de manière plus classique (crayonné, encrage, couleur).
Les BD sur les jazzmen sont rares, mais souvent leur vie est passionnante, comme celle d’Oscar Aleman que Gani Jakupi a portée en BD dans Le Roi invisible. Y avait-il plusieurs prismes possibles pour réaliser un album sur Martial Solal ?
Si je suis parfaitement honnête, la vie de Martial Solal ressemble à celle de beaucoup de musiciens, et elle n'est pas franchement passionnante : il naît en Algérie française, il apprend le piano, il découvre le jazz, il part à Paris et il joue de la musique avec plein de gens. C'est à peu près tout. Je n'avais de toutes façons pas envie de faire une simple biographie, mais plutôt un portrait, avec la part de subjectivité que cela implique. On trouve tout de même dans sa vie quelques éléments « romanesques », ou qui au minimum ouvrent des portes narratives. Tout d'abord, il y a sa carrière américaine avortée : en 1963, il est invité à jouer aux États-Unis, ce qui est un honneur rare pour un musicien européen : il n'est que le deuxième Français après Django Reinhardt ! Alors qu'il rencontre le succès et que ses engagements sont prolongés, il décide finalement de rentrer en France pour des raisons personnelles et familiales. C'est une sorte de refus d'obstacle que j'avais envie de creuser.
Comment avez-vous travaillé le scénario ?
Depuis quelques années, je pense travailler comme un monteur de cinéma : je produis de la matière, je l'agence, je la retravaille, j'en jette si besoin. J'avance assez rapidement sur le premier jet du découpage, puis je reviens plusieurs fois dessus, modifiant certaines pages, certains dialogues, certaines mises en page… Ensuite, une fois que plusieurs chapitres sont à peu près stabilisés, je réfléchis à la meilleure façon de les agencer, d'articuler leur propos. Je peux alors rajouter des pages pour faire des liens, en supprimer d'autres parce qu'elles ne font plus sens dans la continuité (il m'est arrivé de supprimer entièrement certains chapitres). Pour ce livre, je n'avais pas envie de suivre un plan chronologique : cela me semblait un peu trop évident, et surtout en décalage pour un musicien qui prend plaisir à tordre les morceaux qu'il joue dans tous les sens ! Le livre comporte plusieurs fils narratifs, que j'ai essayé d'articuler : la biographie, les réflexions générales sur sa musique, l'exploration du refus de la carrière américaine… Il y a aussi un autre axe de narration : je ne me mets que très rarement en scène dans mon travail, mais il me semblait qu'il était important de dire dans le livre même pourquoi j'avais envie de consacrer plus de 200 pages à Martial Solal. J'en profite pour parler un peu de mon travail, de mon rapport à la musique et à la bande dessinée…J'ai agencé ces séquences comme des pièces d'un puzzle, jusqu'à ce qu'il me semble que l'ensemble fasse sens. Par exemple, même si la séquence sur la jeunesse de Martial est une des premières que j'ai faites, elle n'arrive finalement qu'au tiers du livre…
Comment avez-vous travaillé le dessin ?
Depuis quelques années, je travaille avec Clip Studio Paint, qui est un formidable logiciel pour faire de la bande dessinée, en ce qu'il permet de travailler à la fois sur la structure globale d'un livre et sur les détails des pages. J'ai donc fait tout mon découpage (qui par moments se rapproche du crayonné) sur ce logiciel : c'est très simple de modifier une mise en page, l'ordre d'une séquence, un dialogue, de faire des copié-collés d'une page à l'autre… Mais j'aime bien passer sur le papier pour l'encrage. Pour ce livre, j'ai un peu fait évoluer ma technique de dessin. Après avoir fait plusieurs livres au stylo fin, avec un dessin très hachuré, très gratté, j'avais envie de changement ! Il m'a semblé que le pinceau était le bon outil, en ce qu'il offre la possibilité de donner de la présence au noir : je me suis inscrit dans un imaginaire du jazz, avec ces photos en noir et blanc… Et puis cet outil me permet de rejoindre l'idée d'improvisation : je ne maitrise pas chaque geste avec un pinceau, cela laisse une place à la surprise… Quitte à refaire plusieurs fois une case jusqu'à ce qu'elle soit bien !
Pourquoi avoir choisi de mettre certaines planches sur fond noir ? Comment avez-vous travaillé la couleur, qui est en monochrome bleue la plupart du temps, hormis quelques séquences en orange ?
Pour rendre plus lisible l'enchainement de différentes séquences, il me fallait trouver des astuces graphiques. Le fait d'alterner des fonds noirs et des fonds blancs en est une. Et puis j'aime bien la profondeur que donne un fond noir au dessin ! L'alternance des couleurs est une autre technique : le bleu est en général réservé à la biographie de Martial, et l'orange aux séquences où je me mets en scène et à celles où j'introduis de la fiction. J'avais envie d'une mise en couleur assez simple, qui laisse de la place au dessin et au noir.
Combien de temps vous a demandé, au total, l'album ?
La première page du carnet consacré à ce livre est datée du 7 septembre 2021. Il s'est donc écoulé quatre ans entre cette date et la sortie du livre. Mais le temps de faire des recherches, de faire un dossier d'édition… J'ai travaillé pendant deux ans à (quasi) temps complet sur le livre.
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets&nbs
Je travaille sur un livre qui n'a pas grand-chose à voir : une histoire des luttes féministes en France depuis la Révolution, avec Séverine Vidal au scénario (avec laquelle j'ai déjà fait Naduah, Cœur enterré deux fois). C'est basé sur Ne nous libérez pas, on s'en charge, des historiennes Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel ; et la sortie est prévue en mars 2026 chez Delcourt/La Découverte. J'ai d'autres projets dans les cartons, mais pour l'instant rien autour de la musique !
Le 22 décembre 2024