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Interview de Xavier Coste, à propos de Journal de 1985

Couverture de la BD Journal de 1985

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Journal de 1985, parue aux éditions Sarbacane, en lisant l'interview de son auteur, Xavier Coste.

Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?

J'ai toujours voulu faire ce métier. Très tôt, je me suis mis à dessiner frénétiquement, et ensuite, j'ai commencé à aimer écrire et raconter des histoires. La bande dessinée est pour moi le médium idéal pour m'exprimer, il réunit le dessin et l'écriture, qui sont deux choses qui me sont tout aussi chères. J'ai essayé plusieurs fois de faire de l'illustration pure, mais la narration et le texte me manquent.

Journal de 1985 est une suite à 1984 de George Orwell que vous avez adapté durant le confinement et qui est sorti en 2021 chez Sarbacane. Qu'est-ce qui vous a donné envie de prolonger l'œuvre d'Orwell ?

Ce n'était pas du tout planifié. En réalité, je me suis mis à avoir des idées d'écriture quand j'adaptais le roman 1984, mais je les ai laissées de côté. Je tenais à ce que 1984 soit une adaptation très fidèle au texte d'Orwell, et je voulais me l'approprier avant tout graphiquement et au niveau des choix de narration. Quand j'ai terminé 1984, nous étions en pleine pandémie et les envies d'écriture autour de ce livre affluaient. Quand le livre est sorti, j'ai eu tout d'un coup une idée de trame de ce qui allait devenir Journal de 1985. Cela m'arrive souvent d'avoir comme ça un déclic assez mystérieux, et le projet s'est imposé à moi. J'ai mis du temps avant de parler de ce projet ou même d'en discuter avec mon éditeur. Ma crainte était que ce projet soit perçu comme opportuniste, mais vous l'aurez compris, derrière, il y a une envie sincère d'auteur. Et j'espère que cela se ressent.

Vous prolongez admirablement 1984, ne trahissant jamais l'esprit ni l'idéologie d'Orwell, contrairement à 2084 : la fin du monde de Boualem Sansal, qui substitue l'omnipotence religieuse à l'omnipotence politique. Journal de 1985 reprend d'ailleurs certains personnages de 1984, comme Winston et son rôle de coquille vide, afin de faire une charnière avec l'histoire de Lloyd. Comment trouve-t-on l'axe narratif afin de faire une telle suite, en restant en totale immersion dans l'œuvre originelle ?

Je souhaitais que l'axe narratif soit bien distinct de 1984. Ici, on a un récit sous tension avec un enjeu, ce qui est relativement nouveau pour moi. D'habitude, je travaille surtout ce que j'appelle des « récits de personnages », des livres où c'est la personnalité du personnage principal qui va faire qu'on aura envie de lire l'histoire ou de découvrir ce qu'il lui arrive. Ici, j'avais envie pour la première fois de créer du suspense, de me concentrer sur un axe narratif bien défini, plus que sur le parcours d'un personnage, comme je le fais habituellement. J'avais muri mon adaptation de 1984 pendant une quinzaine d'années, aussi l'œuvre d'Orwell avait vraiment infusé dans mon esprit, et je souhaitais rester en immersion avec cette œuvre. Pour moi, ce livre est un hommage à 1984. J'ai essayé aussi d'y ajouter quelques éléments de science-fiction vers la fin de l'album, et ça n'a pas été évident, car c'est quelque chose qui n'est pas présent dans 1984, et j'espère que cela fonctionne. Je voulais tenter des choses, et ne surtout pas proposer une suite « facile ».

Dans Journal de 1985, vous parlez de la kallocaïne, allusion au roman épnonyme de Karin Boye. Sambo est bruleur de livres, rappelant Farenheit 451 de Ray Bradbury (1953). Lloyd est affecté au métier de gardien de musée, rappelant ainsi la prédestinéedes classes alpha, bêta, delta ou epsilon selon l’utilité sociale dans Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley (1932). La liste est longue des clins d'œil aux œuvres sur le sujet, comme L'Infini et le Zéro ou Brazil. Ces clins d'œil ne sont pas tous (de mémoire) présents dans l'œuvre d'Orwell, qu'est-ce qui vous a motivé à les insérer dans Journal de 1985 ?

C'est naturel pour moi d'y avoir inséré des clins d'œil, car l'anticipation et la science-fiction sont les deux genres qui m'ont le plus nourri, inspiré, ces dernières années, même si je m'y étais très peu frotté jusqu'à aujourd'hui. Chez moi, cela arrive souvent qu'une idée que je lise ou qu'une image que je découvre conduisent à faire naitre des idées de scénario. Je ne crois pas à la page blanche, et j'assume d'autant plus ces clins d'œil que c'est quelque chose que j'apprécie retrouver chez les autres. Je pense que la culture est quelque chose en mouvement, qui se nourrit de ce qui a été fait pour créer de nouvelles choses. 1984 lui-même a été très inspiré par le roman Nous autres. J'aime cette idée de matière vivante, en mouvement.

Vous suggérez à un moment, sans trop insister, mais suffisamment pour que l'on comprenne, que Lloyd est celui qui, se faisant passer pour son frère, à dénoncer ses parents. Mais le lecteur reste sur sa fin sur la motivation de ce geste, pouvez-vous expliquer votre intention narrative ?

Je trouvais intéressant de questionner l'origine d'un engagement, et je n'aime pas quand les choses sont présentées comme blanc ou noir. Je trouvais intéressant de montrer que Lloyd avait ouvert les yeux sur l'idéologie dont il était un serviteur zélé à l'origine, que son parcours était sinueux. Et son engagement dans la résistance est d'autant plus fort pour lui qu'il veut absolument se racheter de sa faute passée. Je voulais que cette idée reste presque en filigrane, car Lloyd estompe ce souvenir de sa mémoire : quand il évoque ce geste à ses camarades résistants, il dit que c'est son frère qui en était l'initiateur. Je trouvais ça intéressant que l'on découvre qu'il avait inversé les rôles, qu'il s'était en quelque sorte donné le beau rôle. Qu'il avait réécrit sa propre histoire, au fond.

Vous posez la question du droit à avoir un enfant dans un monde sans espoir. Vous faites de même pour le droit de vie ou de mort quelques pages plus loin. Votre procédé narratif est très intéressant à ce sujet, car vous présentez un fait et vous faites ensuite en sorte de ne pas réellement répondre, afin que le lecteur puisse s'interroger. Comment ce procédé s'est-il mis en place, et pourquoi avoir opté pour cette forme ?

Je voulais questionner les moyens qui sont employés par la résistance décrite dans la BD, car d'une certaine manière, elle sait qu'elle est du bon côté, mais finit par pratiquer le même genre d'actes que le camp adverse, qu'ils dénoncent et combattent. Je pense malheureusement que cela arrive fréquemment dans la vie. Dans tous les mouvements, il y a des gens qui sont prêts à trahir leurs idéaux sans même s'en rendre compte, car ils sont habités par une motivation sincère et louable au départ.

Comment avez-vous travaillé Journal de 1985, avez-vous écrit un synopsis puis un séquencier avant de passer au case-à-case ou avez-vous directement écrit sous forme de storyboard la trame ?

Cela a été un travail assez intense, on s'est mis d'accord avec mon éditeur sur un synopsis et j'ai composé un premier storyboard complet à partir de celui-ci. Il y a eu une dizaine de versions différentes, nous avions beaucoup d'exigence sur ce projet et j'ai par exemple supprimé une trentaine de planches qui étaient intégralement dessinées pour que le récit soit le plus fluide possible. C'était à regret parfois, car il y a des idées auxquelles je tenais, mais je pars du principe que la lisibilité et la clarté priment. Comme j'ai la chance de pouvoir travailler sur une grosse pagination, cela me permet d'avoir un récit qui comporte plusieurs thèmes, et il a fallu en enlever certains pour recentrer l'histoire.

Comment avez-vous travaillé le dessin et comment avez-vous choisi les couleurs et leur usage ?

J'ai travaillé le dessin avec la même méthode que pour 1984, à savoir que j'ai d'abord dessiné les planches en noir et blanc pour avoir un dessin qui soit le plus contrasté possible. Les planches sont parfois réalisées à l'informatique, d'autres fois à l'encre et à l'acrylique. J'aime mélanger les techniques pour ne pas m'ennuyer pendant la réalisation d'un livre. J'essaie de faire en sorte que cela ne se voit pas trop à la lecture. Une fois que la planche est dessinée en noir et blanc, je rajoute la couleur en dernier pour essayer de compartimenter le récit en ambiances colorées bien distinctes, et cela va donner une identité au livre. J'ai fait beaucoup de recherches pour que les couleurs ne soient pas les mêmes que pour 1984. C'était important pour moi que l'on sente qu'il s'agit d'une autre proposition. Les couleurs donnent une autre patine à ce livre, 1984 était plus coloré.

Combien de temps vous a demandé, au total, Journal de 1985 ?

Un peu plus de deux ans de travail ont été nécessaires, je dirais que ce qui a nécessité le plus de temps était l'écriture. Je crois que je n'ai jamais travaillé aussi intensément sur un livre. Ça a été par moment un combat acharné, mais il y a des moments où tout s'imbrique, où tout se relie, et c'est très précieux.

Si la BD adapte très souvent des romans, comme vous l'avez fait avec 1984 de George Orwell par exemple, que diriez-vous si un auteur vous demandait d'adapter en roman Journal de 1985 ?

Je suis toujours enchanté quand une de mes bandes dessinées prend une nouvelle forme. J'ai la chance, par exemple, que des musiciens se soient emparés de 1984 et de L'Homme à la tête de lion, qui sont devenus des spectacles musicaux. C'est toujours un bonheur pour moi de voir des gens s'approprier à leur tour un de mes livres, et y ajouter leur sensibilité. C'est aussi très inattendu.

La fin reste ouverte à une possible suite. Envisagez-vous de l'écrire ?

Ce n'est pas du tout prévu pour le moment. Cet album répond à un besoin que j'avais de continuer à dessiner et imaginer des choses autour de cet univers dystopique. Mais en terminant cet album, j'ai eu la sensation d'avoir dit tout ce que je souhaitais autour de 1984, et d'avoir en quelque sorte fermé la page. Ce sont deux récits très noirs, et je ne sais pas si je suis prêt à me replonger dans une ambiance aussi sombre. J'ai besoin de lumière maintenant !

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

Un musicien talentueux, Ilia Osokin, m'a contacté à la sortie de 1984 pour me proposer de composer une bande son que l'on peut écouter pour accompagner la lecture de la BD1. Il m'a fait également le plaisir de composer une bande son pour 19852. J'avais envie de le remercier et c'est tout naturellement que je l'ai représenté en tant que personnage dans ce nouveau livre ! Si vous avez l'occasion, allez écouter ses morceaux, ils sont formidables.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Je suis sur plusieurs projets actuellement ! Je travaille sur une adaptation en film d'animation de 1984 d'après l'univers graphique de ma BD, avec Autour de Minuit et Bac Films. Nous en sommes au stade de développement sur le film et je suis coréalisateur. Parallèlement, je suis aussi directeur artistique sur un autre film d'animation, c'est-à-dire que je suis en charge de créer l'univers graphique, de définir le style de dessin et de couleurs. Et côté BD, je travaille sur un album chez Dargaud, dont j'ai très hâte de pouvoir parler ! Ce sera un projet graphiquement très lumineux, très coloré, et cela était important pour moi de partir sur quelque chose de très différent.

1 Ilia Osokin // 1984 - Original graphic novel soundtrack
2 Ilia Osokin // Bo pour le Journal de 1985

Le 19 juillet 2024