Interview d'Alfred, à propos des Jardins invisibles

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Les Jardins invisibles, parue aux éditions Delcourt, en lisant l'interview de son auteur, Alfred.
Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?
J'ai grandi dans une famille de comédiens et mes parents m'emmenaient partout où ils jouaient. Enfant de la balle, comme on dit. D'un tempérament discret et réservé, je passais mon temps à dessiner dans un coin du théâtre. Sans doute que le dessin était déjà quelque chose qui apaisait l'enfant angoissé que j'étais. Toujours est-il que, très vite, raconter des histoires avec des dessins prend une place importante dans mon quotidien. Et je vais prendre plaisir à redessiner ce que mes parents interprètent sur scène. Ce seront mes premières « vraies » BD, à l'âge de 5-6 ans. Depuis la pénombre des coulisses, juste au bord de la scène, je dessine ce que mes parents racontent en pleine lumière, sous les projecteurs. Je transforme, je rajoute des éléments, je change les dialogues… Bref, comme je disais, je raconte des histoires avec des dessins et je n'ai jamais arrêté depuis.
Les Jardins invisibles est un livre à part. Il continue votre exploration introspective que le lecteur a pu découvrir dans plusieurs titres dont Maltempo 1. Comment avez-vous classé les notes présentes dans ce recueil et quelle limite vous êtes-vous posée pour ce qui pouvait être publié ou non ?
Si j'ai toujours pioché dans un terreau de souvenirs très personnels pour nourrir mes livres de fiction, Les jardins invisibles est effectivement la première fois que j'assume l'autobiographie au premier degré. L'impulsion survient tandis que je suis à Naples avec ma fille et que je viens de vivre ce que j'appelle « un moment de micro-bascule ». Ces temps un peu suspendus durant lesquels on sent que quelque chose bifurque légèrement dans notre vie. À ce moment, avec ma fille, je ressens le besoin immédiat de noter ce qui venait de me traverser. Dans les jours qui ont suivi, comme un effet de domino, ce « basculement » m'en a rappelé un autre (quand j'apprends, en Afrique, que ma compagne est enceinte), qui en a lui-même fait ressurgir un autre, etc. J'ai commencé par en publier quelques-unes sur les réseaux, dans l'ordre par lequel ces souvenirs se représentaient à moi. Quelque chose d'instinctif sur le mode du marabout-de-ficelle. Au moment d'en faire un recueil, j'ai souhaité conserver cette organisation plutôt affective que chronologique. À dire vrai, je ne me suis imposé aucune limite particulière. J'avais juste envie de mettre à plat ces moments de bascule, en les regardant à l'aune de ce que je suis aujourd'hui et voir les traces qu'ils avaient laissées en moi… Envie, aussi, d'aller vers un peu de lumière même quand les évènements portaient en eux de larges parts d'ombres.
Vous abordez notamment dans ce recueil ce dessin qui s'est figé. Est-ce un passage légèrement théâtralisé ou bien votre cerveau s'est-il réellement déconnecté de votre main au cours d'un dessin ? Est-ce une sorte de burn-out du dessinateur ?
Rien de théâtralisé, malheureusement. Au moment où survient ce blocage, cela fait déjà plusieurs semaines que je suis en difficulté avec mon dessin. Ce n'est pas fluide, j'ai du mal, ça n'est jamais très concluant… Je pense que je ne suis alors pas attentif aux signaux que mon corps et mon esprit sont en train de m'envoyer. Burn-out, sans doute… Toujours est-il que je revois comme si c'était hier le moment où ma main ne peut plus. Blocage. Douleur dans la poitrine, dans le bras… Je suis K.O. L'une des grandes raisons à tout ça, et que j'ai comprise longtemps après, c'est qu'il ne faut jamais perdre de vue que notre dessin évolue et grandit en même temps que nous. Et qu'il faut être attentif à ça. Je n'étais pas la même personne à quinze ans qu'à vingt ou trente, etc. Et, de fait, mon rapport au dessin ne peut pas être le même à ces différents âges de ma vie. Je ne peux pas le pratiquer avec les mêmes attentes et intentions. Il me semble important de re-questionner régulièrement notre rapport à notre pratique, nos attentes, nos curiosités, nos automatismes, etc. Le burn-out, pour moi, est venu de ce décalage entre la personne que j'étais devenue et ma pratique du dessin. Il s'était passé trop de bouleversements dans ma vie (devenir père, partir vivre en Italie…), et dans ma pratique du dessin, je faisais comme si rien n'avait changé. Il y avait un décalage. Un trop grand écart qui a fini par créer une faille dans laquelle je suis tombé…
Vous parlez également d'une série, impressionnante, de reproductions de photos faites aux feutres, en 2014. Cent-cinquante en deux jours. Avez-vous envisagé d'écrire une histoire illustrée autour de ces dessins ?
Ces fragments proviennent de cette même démarche de « récolte » de souvenirs que j'essaie de pratiquer quotidiennement dans des carnets. Toutes ces notes constituent ce que j'appelle le « terreau » dans lequel je vais piocher mes histoires, mes illustrations, mes récits… Ces 150 images-là, étrangement, sont survenues en très peu de temps et presque dans un seul souffle. À la fin de cette série d'images, j'avais la sensation qu'elles devaient exister ensemble comme un tout et ne jamais être dissociées les unes des autres, sans autres ajouts. Ni textes, ni musiques, ni explications autres que les quelques lignes qui les accompagnent.
Vous remerciez en fin d'album « la belle équipe de l'Asso des Arts (Clairac), pour leur adorable autorisation de couverture ». Pouvez-vous nous expliquer ce remerciement ?
Au moment de faire la couverture du livre, je me suis aperçu que je revenais sans cesse à une seule et même idée qui, pour moi, résumait toute mon intention. Cette image idéalisée de mon enfance, lisant et dessinant des BD au milieu des plantes de ma mère. Avec, déjà, une notion de théâtralité… Cette image s'imposait, et ce dessin, je l'avais déjà fait il y a quelques années pour un festival BD organisé par des copains. À force de chercher autre chose et de, toujours, retomber sur cette idée, j'ai fini par leur demander si je pouvais simplement la réutiliser telle quelle. Je ne trouvais rien de plus « évident » pour cette couverture. Ils ont gentiment accepté, d'où mes remerciements.
On reconnait une légèreté dans votre dessin qui est commune à un autre dessinateur, Lewis Trondheim. Est-ce lui que vous citez sous le nom de « Lewis » à plusieurs reprises dans ce livre ?
Lewis est un auteur dont je lis les livres depuis le début. Avec les années, il est devenu un ami dont l'avis compte. Il est même à l'origine de mes premières notes dès mon arrivée à Venise, dans des carnets. C'est lui qui m'avait conseillé de noter mes premières sensations de cette ville. C'est grâce à lui si j'ai ces carnets remplis de souvenirs. Il était naturel qu'il devienne l'éditeur de ce livre et qu'il apparaisse à certains moments en commun.
Comment sur vos carnets travaillez-vous le dessin et la couleur ?
Tout est fait d'un bloc. Je dessine au stylo et ajoute des teintes aux crayons de couleurs. Concrètement, partout où je vais, j'emporte un carnet et une trousse pleine de feutres, de crayons, de stylos dont je me sers « à chaud » quand j'en ressens le besoin.
Quel post-traitement avez-vous fait subir à vos croquis pour la mise en forme en album ?
Surtout un remontage des pages, au format du livre. Ajouter un bout de case ici, retoucher un bout de texte, là. Il y a aussi certaines histoires qui étaient en noir et blanc dans mes carnets et que j'ai souhaité passer en couleur a posteriori. Mais peu de choses, en fait. Si j'ai recomposé et retouché certains récits pour cette publication, j'ai malgré tout choisi de laisser en l'état « brut de carnet » la plupart d'entre eux.
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Une grande partie des récits qui composent ce recueil sont d'abord passés par Instagram, au fil des trois dernières années. Étrangement, et sans que je me l'explique, cet outil-là me donnait la sensation d'assumer plus facilement de raconter à la première personne. Très régulièrement, des lectrices, lecteurs ou éditeurs venaient me demander si je ne souhaitais pas les rassembler dans un livre. Invariablement, ma réponse était de dire que ça ne me semblait pas nécessaire… Puis, suite à diverses annonces du réseau, j'ai pris la décision de supprimer 200 posts, dont beaucoup de ces récits. Les voir disparaître aussi subitement m'a un peu déstabilisé. Les livres sont des objets magiques auxquels je suis très attaché. Alors, après avoir beaucoup hésité, l'évidence s'est imposée que rassembler ces récits dans un livre me permettrait AUSSI d'ouvrir un nouveau chemin à mon travail.
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
Plusieurs projets de différentes natures sont en cours. J'ai toujours besoin de mener de front des choses très variées et de passer de l'une à l'autre…Des livres, des expositions et des spectacles de concerts-dessinés sont en cours de préparation. J'en parlerai bientôt avec plaisir…
Interview d'Alfred, à propos de Maltempo
Le 16 mars 2025