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Interview de Lucas Vallerie, à propos de Traversées : La Route de l'aventure

Couverture de la BD Traversées : La Route de l'aventure

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Traversées : La Route de l'aventure, parue aux éditions La Boîte à Bulles, en lisant l'interview de son auteur, Lucas Vallerie.

Comment est née l'idée de vous embarquer, en 2022, à bord du Geo Barents, le navire de sauvetage affrété par Médecins Sans Frontières ?

À vrai dire, c'est Médecins Sans Frontières (MSF) qui a sollicité Vincent Henry, l'éditeur de La Boîte à Bulles. Ils cherchaient un auteur/­dessinateur qui voulait bien embarquer, témoigner, réaliser un ouvrage sur leurs actions en Méditerranée centrale, à bord du Geo Barents. La Boîte à Bulles est assez spécialisée dans la BD du réel, les histoires humaines, ils ont des contacts avec beaucoup d'ONG et d'associations, j'avais déjà ainsi fait quelques pages pour MSF par le passé. Vincent a donc partagé l'info à quelques auteurs en précisant que c'était surement une de ces expériences qui change une vie, ce fût effectivement le cas. J'ai réagi immédiatement. Après quelques briefs, calages et visios avec lui et l'équipe admin et com de MSF, une bonne organisation familiale, je suis parti quelques mois plus tard pour Naples d'où j'ai embarqué à bord du fameux navire de sauvetage. 

Céline Urbain, coordonatrice de projet sur le Geo Barents, l'explique dans Lutter contre l'indifférence en Méditerranée, en annexe de Traversées, deux cabines sont à disposition des journalistes et des artistes afin de permettre un « espace au témoignage ». Quelle démarche faut-il faire pour se joindre à un tel projet en tant qu'artiste ?

Il y a effectivement toujours deux places vacantes pour les journalistes. L'action humanitaire passe aussi dans le témoignage, la com. Plus on en parle, plus on prend conscience de la situation. Les « journalistes » sont donc avant tout des témoins de ce qui se passe à bord et le partagent à leurs audiences à travers leurs différents médiums et sensibilités. Cela peut être des reporters, des photographes, des écrivains, des poètes, des vidéastes, des preneurs de sons, des réalisateurs, etc. J'étais le premier dessinateur à monter sur ce bateau (cela s'est fait sur l'Ocean Viking et sur l'Aquarius en son temps), avec mon projet de BD. Pour les démarches, on est venu me chercher, alors je n'ai pas vraiment eu à en faire. Mais on s'est d'abord mis d'accord sur les grandes lignes du projet BD : humaniser ceux qui partent en mer : les « migrants », sortir des chiffres. Après, j'ai eu totale liberté, quelques relectures et corrections s'imposaient parfois, notamment sur ce qui se passe en Libye. Aussi, je pense qu'il faut voir ce qu'il s'est déjà fait sur le sujet pour éviter de faire la même chose et proposer son projet. Il faut adapter son angle de vue aux évènements. S'il est soutenu par une instance, cela donne plus de poids pour la future visibilité du résultat. Il y a plusieurs bateaux, plusieurs associations, la situation peut évoluer tout le temps et, comme je le dis dans Traversées, chaque histoire est différente.

Traversées est le second album que vous écrivez sur ce voyage. Vous le dites dans votre avant-propos, les deux ouvrages se complètent et se répondent. L'un est écrit à chaud, l'autre a demandé du recul et une scénarisation. Pourquoi avoir ressenti le besoin de faire une seconde BD sur ce même sujet ?

En réalité, au départ, il n'y avait qu'un projet : celui de faire une bande dessinée. Mon axe était simple : recueillir des témoignages de parcours, des histoires de vies et surtout rester disponible, ouvert sur ce que j'allais voir, entendre, ressentir, comprendre, vivre et ainsi construire le projet. Pour moi, une BD (ou autre chose) s'écrit et se transforme jusqu'au bout. Sur place, à bord du Geo Barents, j'ai rencontré Michael Bunel, photoreporter, qui était le second journaliste embarqué. On participait à tout à bord, toutes les formations théoriques aussi bien que pratiques. Tous les soirs, nous faisions un compte rendu à chaud de ce qui se passait dans la journée. Michael postait une série de photos et moi, mes croquis du jour. C'était un vrai taf de journaliste embarqué, de reportage en quasi direct, c'est la première fois que je faisais ça, et j'avoue que ça m'a plu et m'a beaucoup aidé moralement avec les retours des gens qui nous disaient que le mélange photos et dessins marchait très bien pour décrire cette réalité : le dessin amenait doucement au sujet et la photo venait donner un petit coup de massue en soulignant la réalité. Au bout d'un moment, nous avions beaucoup de matériel, nous avons donc proposé à Vincent Henry d'en faire un premier livre qui reprend la quasi-intégralité de nos posts sur les réseaux sociaux. Il a accepté, c'est devenu, après quand même un peu de travail de mise en pages : Rescapé·e·s : Carnet de sauvetages en Méditerranée (La Boîte à Bulles). Ce premier livre n'était donc pas prévu et est plus basé sur nos points de vue de journalistes, là où la BD est plus axée sur des parcours de vie et donne la voix aux migrants.

Y a-t-il une différence d'approche scénaristique, mais aussi technique, entre une BD comme Cyparis : Le Prisonnier de Saint-Pierre, qui relate un fait réel mais d'une autre époque, et une BD comme Traversées, où l'affect est fortement présent ?

Ah oui, bien évidemment. La première chose, c'est que le drame de la Pelée est passé depuis bien longtemps, donc l'émotif ne rentre pas trop en compte, même si on s'attache aux personnages, ils ne sont pas concrets ou vivants. Dans Traversées, je connais tout le monde, c'est une expérience qui m'a marquée au fer rouge. C'est difficile de mettre l'affect de côté et, en réalité, je ne le souhaitais pas. Il me fallait être le plus sincère possible. Tout est question d'empathie dans ce récit. De plus, je suis toujours en relation avec bon nombre d'entre eux, la route continue, les histoires se poursuivent. Ensuite, d'un pur point de vue technique : Cyparis, c'était plus comme mener une enquête sur une histoire passée, récolter des données, des faits, des témoignages, énormément de documentation, plus comme un exposé au final, même s'il a fallu créer des personnages ou en tout cas les faire vivre. Pour Traversées, il a fallu déjà bien comprendre les tenants, les aboutissants, la situation politique, les problèmes rencontrés, tâcher de synthétiser, être à l'écoute. Là où ça se rejoint, c'est que quand on m'a livré des témoignages à l'oral, on me parlait de villes dans certains pays africains que je ne connaissais absolument pas. J'ai dû après, chez moi, rechercher ces villes, retracer les parcours, les illustrer, etc. 

Pages 111-112, feuille blanche, recto verso. Comme un temps de respiration, une transition. Pourquoi ce choix, que l'on ne retrouve qu'à cet endroit, alors qu'il y avait eu d'autres transitions dans l'histoire au préalable ?

C'est effectivement une respiration qui marque un temps de pause : la fin de cette séquence de naufrage, ce premier sauvetage qui a été si dur. Elles marquent aussi une ellipse temporelle, la fin de cette première rotation. Dans Rescapé·e·s, on peut voir que nous avons d'abord débarqué les Camerounais avant de repartir faire une seconde rotation. Dans Traversées, j'ai dû prendre une petite liberté et combiner les deux rotations pour éviter d'avoir deux séquences de débarquement, de joie et d'au revoirs. Bon, j'avoue que tout le monde me pose la question et c'est peut-être un peu loupé. Prochaine réimpression de la BD, on les passera en noir, ça sera plus clair et ça marquera également le deuil qui a marqué tout le monde à ce moment-là !

En dernière case, le lecteur peut voir que vous avez terminé Traversées en avril 2024, deux ans environ après votre voyage. Avec les deux albums, c'est finalement une immersion de deux années avec les migrants, à revoir les images que vous avez pu voir à bord du Geo Barents. Peut-on dire que ce voyage a changé votre vie ? 

Cette expérience a clairement changé ma vie. Après, j'étais déjà sensible aux causes humaines, sous toutes leurs formes, mais être au plus près d'une réalité si violente et qui d'habitude est relayée trop brièvement par les médias, ça fait l'effet d'une énorme claque qui remet les idées au bon endroit. Mais avant tout, ce sont des rencontres humaines incroyables et bouleversantes qui, je le sais, dureront. Que ce soit les aidants ou les rescapés, d'ailleurs. Aujourd'hui, j'ai toujours contact avec plusieurs d'entre eux, je me tiens au courant de leurs routes et je suis facilement ému par leurs parcours, leur résilience, leurs espoirs, leur courage, leur force, leur humanité. Nous traversons tous une crise mondiale, terrestre et humaine, nous devons être plus que jamais ensemble, solidaires et bienveillants les uns envers les autres, comme sur le Geo Barents !

Cette seconde BD a-t-elle eu un rôle cathartique pour vous ?

On peut dire ça, mais maintenant que cette BD est finie, je ne peux pas dire que je suis « soigné » ou que je vais mieux ; des gens continuent de mourir en mer tous les jours, les états, l'Europe, Frontex les laissent se noyer, mettent toujours plus de bâtons dans les roues aux ONG, continuent de piller certains pays, de les maintenir dans la pauvreté, de fermer les yeux ou de détourner le regard. Quand on naît en Europe ou en Occident, on est confortable, privilégié, mais on est né du côté des oppresseurs. Ce n'est pas pour culpabiliser qui que ce soit (à part les hauts responsables), mais c'est bien de commencer à en prendre conscience et à sortir des préjugés véhiculés en continu par certains médias ou politiques. Alors cathartique, oui, je me sens plus conscient !

Pour les questions relatives au scénario, au dessin etc. N'hésitez pas à lire l'interview de Lucas Vallerie à propos de Cyparis : Le Prisonnier de Saint-Pierre.

Le 17 juillet 2024