Interview de Séverine Gauthier, à propos de La Piste des larmes

Découvrez les coulisses de la bande dessinée La Piste des larmes, parue aux éditions Nathan, en lisant l'interview de sa scénariste, Séverine Gauthier.
Vous avez commencé la bande dessinée par l'écriture et le dessin, puis vous avez abandonné le dessin au profit de l'écriture. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Le choix de l'écriture s'est très vite imposé à moi. Je n'ai jamais atteint en dessin un niveau qui me permette de raconter ce que je voulais. Me concentrer sur l'écriture m'a libéré de cette frustration et m'a permis de m'exprimer pleinement de beaucoup de façons différentes, du scénario de bande dessinée à la poésie et à l'écriture de romans et de livres illustrés. Il s'avère, je crois, que c'était un bon choix.
Vous avez passé sept ans auprès de la tribu Cherokee aux États-Unis, vous leur avez consacré votre thèse de doctorat « La lutte pour la préservation de la souveraineté et de l'identité cherokees », soutenue en 2010 et vous êtes devenue maître de conférence en civilisation américaine. À la même époque, de 2009 à 2011, vous avez scénarisé les cinq tomes de la série Washita, parue chez Dargaud, qui parle de la tribu des Cherokees avant l'arrivée de l'homme blanc. Comment est venue cette rencontre et cet amour pour la civilisation amérindienne ?
De mes études. J'ai fait des études d'anglais. Le cursus comprenait des cours de civilisation des États-Unis et je me suis passionnée pour ces enseignements. J'ai fait énormément de lectures et j'ai décidé de continuer jusqu'au doctorat. La série Washita, avec Thomas Labourot aux dessins, met effectivement en scène des membres de la tribu Cherokee dans l'Amérique précolombienne. C'est une fiction en cinq tomes qui s'inspire des mythes fondateurs de ce peuple. Avec La Piste des larmes, je reviens sur un épisode douloureux de l'histoire de ce peuple que j'ai étudié dans ma thèse, leur déportation forcée au milieu du ⅩⅨe siècle.
En fin d'ouvrage, vous faites dire à l'un des personnages : « Mon âme et mon cœur sont restés dans nos montagnes et, chaque nuit, l'alcool de l'homme blanc m'aide à y retourner. » Vous concluez l'album sur cette phrase évoquant des paradis artificiels. De nos jours, les rares reportages consacrés aux Amérindiens abordent tous à un moment ou à un autre l'alcoolisme qui sévit dans les réserves. Pensez-vous que cela résulte d'habitudes prises après la déportation et que les paradis artificiels se sont petit à petit transformés en habitude et en envie d'oublier ?
Il s'agit surtout de montrer l'ampleur du traumatisme que représente une telle déportation. Il s'agit d'une perte totale de repères, d'une perte de mémoire collective pour la tribu. Leur histoire est écrite sur les terres qu'ils habitent, et leur façon de la transmettre est intimement liée à leur rapport à ces terres. Les déporter signifie les séparer brutalement de leur passé et de leur histoire. La déportation les prive aussi de la possibilité de transmettre cette histoire à leurs descendants. Comment peuvent-ils continuer à transmettre à leurs enfants l'histoire de la création de leur monde, la façon dont la buse a créé leurs montagnes en battant des ailes, s'ils ne vivent plus dans ces montagnes ? Comment leurs descendants pourraient-ils comprendre, s'identifier et se construire ? La Piste des larmes présente la façon dont plusieurs personnages survivent à la déportation. Beaucoup, hélas, n'y ont pas survécu. Dans l'histoire de la colonisation du continent nord-américain, l'alcool a été une catastrophe qui a décimé des familles et des peuples. L'un des personnages s'y noie, s'y perd, c'est la façon dont il gère ce traumatisme.
Ce qui surprend quand on ouvre La Piste des larmes, durant les premières pages, c'est le décalage entre le texte, qui raconte une histoire que l'on imagine orale et amérindienne, et la violence des cases. Comment cela se travaille-t-il concrètement avec un dessinateur ? Lui avez-vous mis une description des bandes et à côté le texte qui y serait lié ?
L'album s'ouvre sur les rafles qui précèdent la déportation Il s'ouvre aussi sur le récit cherokee de la création du monde. Le décalage est intentionnel. Je l'ai écrit de cette façon pour interroger le lecteur dès le début, le confronter à la violence de la déportation et à l'incompréhension culturelle qui a en partie conduit à cette violence.
Je transmets au dessinateur un scénario qui découpe la totalité de l'album en planches et en cases. J'y décris effectivement chaque case et y écris le texte qui accompagnera chaque vignette. Le dessinateur met ensuite en scène ce découpage écrit, il l'interprète visuellement.
Comment avez-vous rencontré Stéphane Soularue, le dessinateur, et comment avez-vous travaillé avec lui ?
Ma rencontre avec Stéphane Soularue s'est faite par le biais de notre éditrice chez Nathan, Karine Leclerc. C'est elle qui nous a présenté. C'est elle aussi qui m'a fait découvrir le travail de Stéphane. Elle a été la première à penser à lui pour cette histoire et je suis absolument ravie de la façon dont ça s'est passé. Ensuite, nous avons travaillé de façon classique. Stéphane a découvert le synopsis du projet et a commencé à réfléchir à l'univers graphique qu'il souhaitait développer pendant que j'écrivais le scénario. Le travail de collaboration sur un album de bande dessinée exige des échanges réguliers, un va et vient constant entre l'écriture et le dessin en plusieurs étapes : l'écriture du scénario vient en premier. Stéphane a ensuite réalisé un storyboard, un brouillon de l'ensemble des planches, que nous avons tous relus, avant de passer aux dessins et à la mise en couleur.
Comment avez-vous travaillé le scénario de ce roman graphique ? Vous avez fait le choix de faire vivre cette piste des larmes au travers de quatre personnages principaux, ce qui complique la narration.
Ce choix a été le plus compliqué. Je ne voulais pas raconter cette histoire d'une façon « encyclopédique ». Je ne voulais pas que l'album soit une simple illustration des faits historiques. Je tenais à ce que le lecteur soit plongé au cœur de cette déportation sans lui expliquer d'emblée de quoi il s'agissait, qu'il vive l'histoire comme la vivent les personnages, sans vraiment comprendre initialement ce qui leur arrive. L'histoire de cette déportation est aussi multiple, puisque certains ont pu y échapper. J'ai donc choisi de créer quatre personnages qui vivent la déportation d'une façon différente. Certains vont se croiser, certains ne survivront pas ou à peine, d'autres y échapperont. Et derrière ces quatre personnages et leurs expériences individuelles, c'est la déportation de tout un peuple à laquelle on assiste.
De par sa structure, mais aussi de par la qualité du papier, les dessins et la colorisation, ce roman graphique fait penser aux beaux livres de Fernand Nathan, comme Les Explorateurs, de Michel Lacre et Louis Sabatie (1969). Y avait-il une volonté de renouer avec cet esthétisme qui a toujours été synonyme de qualité chez Nathan dans ses livres illustrés ?
J'aurais du mal à répondre à cette question. Ce sont avant tout des choix et des propositions de l'équipe éditoriale. Je peux cependant dire que je suis très contente de ce travail de fabrication et de la qualité de l'album. Je le trouve magnifique, le « poids » du livre et le « toucher » sont particulièrement agréables.
Combien de temps vous a demandé l'écriture du scénario et combien de temps a demandé l'album au total ?
Il m'a fallu plusieurs mois pour trouver la façon dont j'allais raconter cette histoire. J'ai travaillé environ six mois à son écriture. Je pense qu'en tout, nous y avons travaillé pendant un peu plus d'une année.
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
Je travaille en ce moment à l'écriture du tome 6 d'une série de romans intitulée Aliénor, fille de Merlin publiée à L'école des loisirs et à l'écriture du tome 2 d'une bande dessinée intitulée Les Royaumes muets, que je partage avec Jérémie Almanza, parue en octobre dernier aux éditions Oxymore. Il y a aussi plusieurs projets d'albums illustrés, de bande dessinée, de romans et de recueils de poèmes qui sont à divers stades d'écriture ou de réflexion.
Le 18 avril 2024